Fortuné serait bien resté couché toute la journée, mais son sens du devoir l’en empêcha. Les choses rentraient dans l’ordre, après tout, et il était dans l’ordre des choses qu’il fût dorénavant à son travail du matin au soir. Il fut juste, pour une fois, le dernier employé de Veritas à rejoindre son poste en milieu de matinée ce 11 mars, sous l’œil toujours aussi curieux et inquisiteur de ses collègues. L’un d’eux l’informa que le directeur l’attendait.

Le bureau de Charles Lefebvre était un îlot de calme au milieu de l’agitation permanente qui régnait dans les locaux de Veritas. Cette impression de paix était due à l’épaisseur de la porte qui isolait de l’extérieur la grande pièce aux murs verts et la plongeait dans le silence, et aussi à la sérénité presque toujours affichée par Lefebvre, comme si c’était lui qui imprimait son rythme au monde alentour et non le contraire.
– Vous disparaissez une journée et voici ce que je reçois ! commença t-il, les yeux rivés sur une lettre devant lui.
Fortuné baissa les yeux, attendant de comprendre où Lefebvre voulait en venir. Pereire l’avait-il prévenu de son absence hier ?
Le directeur attendit quelques secondes puis, voyant que le jeune homme restait silencieux, lui tendit le document en disant :
– La Nation vous remercie, Fortuné.
La lettre, datée du matin même, était ainsi libellée :

Monsieur le directeur,
Je me permets de porter à votre connaissance qu’hier après-midi, une délégation que j’accompagnais sur le chantier de construction de la future ligne de chemin de fer a échappé à une tentative d’attentat, grâce à l’intervention d’un employé de votre agence, Monsieur Fortuné Petitcolin. Aucune victime n’a été à déplorer. L’explosion qui a marqué cet acte meurtrier a pu paraître à certains témoins comme un exercice de chantier à l’intention de notre délégation, et tant mieux, car nous ne souhaitons pas ébruiter ce malheureux événement dont les auteurs et les motivations ne nous sont encore pas bien connus. L’efficacité de notre police ne fait de cette élucidation qu’une question d’heures.
Je tenais sans attendre à ce que vous transmettiez mes remerciements discrets mais sincères à Monsieur Petitcolin, et également à vous remercier de lui avoir laissé la liberté d’agir de la sorte. Sans lui, je n’ose imaginer ce qui se serait produit et dans quel état de désolation serait plongée notre Nation.
Je vous adresse mes très chaleureuses salutations et ai hâte de vous rencontrer à nouveau pour apprendre les derniers progrès des activités de Veritas.
Adolphe Thiers, Président du Conseil des ministres

Quand Fortuné releva les yeux, un peu gêné, le visage de Lefebvre arborait un grand sourire :
– Je savais que vous entreteniez des relations étroites avec le Préfet de police, mais j’ignorais que vous étiez également en bons termes avec le Président du Conseil ! La Légion d’honneur est proche, Fortuné !
Le jeune homme, devinant l’ironie du propos, répondit simplement :
– Je ne ferai aucun commentaire, si vous le permettez.
– Je me doute un peu qu’Adolphe Thiers ne fait pas forcément partie de votre Panthéon personnel, mais je vous avoue que Veritas reçoit assez rarement de tels courriers d’un Président du Conseil. Permettez-moi donc, Fortuné, de vous remercier à mon tour au nom du Bureau et en mon nom propre. Vous êtes la preuve que l’on peut avoir tout à gagner à accorder sa confiance à quelqu’un qui sait ce que cela vaut.
– Je vous remercie infiniment de vos paroles et de votre confiance, Monsieur. J’avoue à mon tour qu’elle est, à côté du soutien d’autres personnes qui me sont chères, ce qui me porte en avant aux moments où parfois je perds espoir.
– La confiance est comme l’amitié, Fortuné : elle se construit chaque jour et peut aussi se briser d’un coup. Mais, dites-moi, je vois que vous portez la main à votre côté… Vous êtes blessé ? Avez-vous vu un médecin ? Je peux vous recommander à quelqu’un si vous le souhaitez…
– Je vous remercie. C’est à mon avis une blessure légère, mais autant s’en assurer.
– Fort bien, voici son adresse…, dit Lefebvre en l’écrivant sur une petite carte à son nom. Il prendra aussi soin de votre visage… Je ne vous demanderai qu’une chose : si, dans de prochaines rencontres que vous feriez avec des membres du gouvernement ou de la police ou que sais-je, vous appreniez des informations qui pourraient nuire aux intérêts de Veritas, je vous prierais de m’en informer immédiatement.
Fortuné n’en espérait pas tant : Lefebvre l’autorisait ainsi à disposer librement de son temps – dans une juste mesure, bien sûr –, si d’autres circonstances exceptionnelles se présentaient qui nécessitaient sa disponibilité (ce dont il doutait fort cependant ; a priori, c’en était maintenant fini de ces événements extraordinaires et terribles qui bouleversaient son existence depuis quelques mois).
– Cela va de soi, Monsieur, répondit-il.

Lefebvre l’obligea à aller voir son médecin séance tenante. Celui-ci confirma à Fortuné qu’il avait deux côtes déplacées, mais rien de cassé. Il lui banda à nouveau le bas du torse et lui conseilla de rester au repos deux ou trois jours.
De retour chez lui, Fortuné écrivit à son père pour lui dire que l’arrestation de Théodore il y a deux semaines n’en était pas vraiment une, qu’il s’était trouvé mêlé à une histoire compliquée et que, finalement, Théodore, Héloïse et lui avaient réussi à élucider la disparition du mystérieux restaurateur. Fortuné promit à son père de revenir bientôt à Port-Louis avec Héloïse. Il ne mentionna pas la rencontre avec Adolphe Thiers, que son père considérait pour ce qu’il était : un ambitieux guidé par l’amour de l’argent et du pouvoir, qui gâchait son intelligence au service d’intérêts de caste, au lieu de la mettre au service du bien de tous.
Fortuné déposa sa lettre à un bureau de poste et fit à Héloïse la surprise de la retrouver en milieu d’après-midi. Il ne pouvait envisager de vrai repos loin d’elle.
En fait de repos, ils décidèrent de se rendre au chevet de François à l’hôpital de la Charité, vers lequel le docteur Labrunie avait orienté le jeune garçon.

Il somnolait quand ils arrivèrent. Champoiseau veillait au pied de son lit, dans une salle où reposait une dizaine de malades, certains isolés par des rideaux, d’autres non. Comme Hugo frétilla un peu à leur arrivée, François ouvrit un œil, puis les deux. Champoiseau proposa sa chaise à Héloïse, mais elle s’assit avec Fortuné sur le bord du lit. Ils s’enquirent des dernières nouvelles à voix basse, pour ne pas déranger ni intriguer les occupants des lits voisins.
– J’ai vécu l’enfer quand ils m’ont extrait la balle hier, répondit François. Je me suis évanoui plusieurs fois et je crois que j’ai beaucoup crié. Je vous souhaite de ne jamais vivre cela.
– Souffres-tu encore beaucoup ? questionna Héloïse.
– Beaucoup moins depuis ; mais je ne peux pas encore bouger le bras.
En même temps qu’il parlait, et malgré son teint pâle, on lisait dans les traits du garçon toute la fierté d’avoir été en première ligne de la manœuvre qui avait permis de déjouer l’attentat.
– Avez-vous retrouvé Raphaëlle ? Demanda-t-il.
– Oui, dit Fortuné, elle est sauve. Elle n’aurait sans doute pas vécu un ou deux jours de plus enfermée de la sorte.
Ils continuèrent d’évoquer les événements des deux derniers jours, tout en étant conscients qu’il restait plusieurs zones d’ombres à éclaircir et qu’il faudrait pour cela patienter encore un peu.
– Pereire et Thiers ne souhaitent pas que l’on parle de cette histoire autour de nous, dit Fortuné.
– Nous serons muets comme des tombes, répondit Champoiseau. Et nous sommes habitués à nous taire sur ce qui nous arrive à chaque fois que nous croisons de près le roi, Thiers ou un de leurs semblables !
– Je sais que je peux vous faire confiance.
Fortuné considéra François allongé dans son lit d’hôpital :
– En réalité je te connais peu, François. As-tu des parents à Paris ?
– Ils habitent Libourne et sont commerçants.
– Tu ne parles pas souvent d’eux… Ne leur rendrais-tu pas visite quand tu seras rétabli ?
– Pour l’instant, je préfère veiller sur Pierre. Il a besoin de moi et j’apprends plein de choses avec lui.
– D’accord, insista Fortuné. Mais écris-leur, alors. Ils seront certainement heureux d’avoir de tes nouvelles !
Le jeune convalescent approuva du menton.

Plus tard dans la soirée, Fortuné demanda à Héloïse si elle pensait que son père souhaitait mourir.
– Quelle triste question tu me poses là ! répondit-elle. Tu pensais à lui quand tu as parlé à François de ses parents, tout à l’heure ?
– La mort n’est pas forcément triste, précisa Fortuné sans répondre. Je soupçonne qu’il l’espère, pour retrouver notre mère dans l’autre monde. Cela lui pèse tant de vivre sans elle !
– C’est très possible, lui seul peut le dire. Mais peut-être ne le sait-il pas précisément.
– Et il est aussi possible qu’il souhaite encore soutenir ses enfants et vivre auprès d’eux, ajouta Fortuné. Parfois, par une nuit nuageuse, la lumière d’une étoile vive perce à travers les nuées. Peut-être mon père veut-il être encore cette étoile pour nous. Lui seul peut le savoir.
– Que cela ne t’empêche pas d’en parler avec lui à la première occasion ! conclut Héloïse en le serrant – délicatement – contre elle.